Devoir de mémoire : le « toast de Lomé » ou le coup de semonce de Gnassingbé Eyadema contre une duperie monétaire
Historiquement considéré en Afrique comme le coup de semonce de Gnassingbé Eyadema contre la duperie monétaire française dans les quatorze Etats ayant en partage le franc CFA, le « toast de Lomé » a sa place dans le processus de décolonisation économique amorcé par les dirigeants africains aux lendemains des indépendances et dès la prise de conscience de l’ insolvabilité du Franc CFA sur le marché international. De même, il rejoint la vision actuelle des élites en place de mettre fin à l’ injustice en vigueur en vue d’un véritable décollage économique. Sinon comment peut-on se développer si on ne décide pas soi-même de sa monnaie ?
Comprendre la portée symbolique du « toast de Lomé », c’est comprendre le sens des promesses non tenues du Général de Gaulle qui pourtant avait signifier aux Africains à Brazzaville en 1944 de les aider après la guerre à partir sur de bonnes bases économiques et monétaires. C’est admettre aussi qu’il n’en a été rien de toutes ces promesses ; au contraire, à l’ émission du Franc CFA en 1962, la logique Gaulliste, une logique avant-tout imperialo-capitaliste arrima injustement le franc CFA à la monnaie française
Quelques années seulement après son accession à la magistrature suprême (14 avril 1967), Gnassingbé Eyadema, très au fait de la situation et prenant la mesure de celle-ci après les efforts infructueux de ses devanciers pour résoudre la question, décida d’un grand coup d’éclat médiatique qui attirera l’attention du monde sur les insuffisances du Franc CFA. A cet effet, il n’ira pas de main morte et attendra le moment propice qui sera la visite au Togo du Président Georges Pompidou et de son épouse (du 22 au 24 novembre 1972) pour s’attaquer aux fondements même de cette monnaie et exiger de la France qu’elle en assure un échange analogue à celui pratiqué couramment pour le Franc Français. De même, le Général Eyadema souhaita que les banques françaises cessent de faire subir une décote au Franc CFA lors des échanges et demanda à son homologue français de veiller à ce qu’il y ait une nouvelle parité plus favorable aux peuples africains. « Dès sa naissance, le Franc CFA n’inspira pas confiance sur le plan international malgré son arrimage à la monnaie de la métropole. C’est ainsi que lorsqu’un togolais ou un africain de la même zone monétaire veut se rendre en occident, il est obligé avant son départ d’échanger ses Francs CFA contre des devises étrangères fortes », a-t-il déploré lors du toast de bienvenue tout en assurant que cet état de chose provient du fait qu’à l’intérieur même de la zone monétaire commune, tout a été fait pour que la convertibilité du Franc CFA ne soit assurée qu’imparfaitement.
Le « toast de Lomé », une prise de position qui fit l’ unanimité
Alors qu’elle ne pouvait qu’indisposer son homologue français parce que c’était un propos de vérité qu’avait tenu Gnassingbé Eyadema, cette sortie que la presse internationale dénomma d’emblée « le toast de Lomé » (appellation que les historiens récupérèrent par la suite) fut unanimement appréciée partout dans le monde diplomatique comme c’
elle d’un homme doté d’un franc parlé qui n’avait pas peur de poser la question monétaire pendante. La même nuit où ce discours eut lieu (22 novembre 1972), les Présidents Felix Houphouet Boigny de la Côte d’Ivoire et Léopold Sedar Senghor du Sénégal, deux chantres pourtant du rapprochement franco-africain téléphonèrent à leur homologue togolais pour lui exprimer leur indéfectible soutien dans cette prise de position contre la duperie française « qui consiste à faire finalement tout dépendre de la situation du pool commun des devises en foulant aux pieds au passage la garantie apportée par la convertibilité comme il était convenu au départ entre la métropole et ses colonies à la naissance du Franc CFA ».
Tout compte fait, la presse internationale de son côté en fit aussi ses choux gras et qualifia dans son ensemble cet intrépide discours. En effet dès le 09 décembre 1972, on pouvait lire dans les colonnes de Jeune Afrique : « Eyadema n’a pas tout dit. Il aura en tout cas le mérite d’entamer une contestation salutaire ». De son côté, la revue Remarques Africaines soutiendra elle aussi sans équivoque ce coup d’éclat en soulignant la pertinence des propos d’ Eyadema dans sa parution du 16 décembre 1972, où on pouvait lire qu’en fait, le Président Eyadema, mandaté ou non par ses homologues, a souligné avec une fougue toute militaire, que le Franc CFA, unité commune des quatorze pays, garantie par la Banque de France, permet au moins théoriquement la conversion de cette monnaie en n’importe quelle autre devise. La réalité est bien différente ! La conversion du Franc CFA ( qui valait deux centimes français à l’époque) ne peut se faire que dans les Banques de ces pays où en France. « En fait le Président Eyadema a demandé sans équivoque qu’une parité plus favorable soit accordée au Franc CFA et que la France intervienne pour obtenir que la convertibilité, qu’elle garantit au Franc CFA soit accepté par ses partenaires du Marché commun. Le résultat tangible du coup d’éclat togolais, auquel manifestement le Président Pompidou ne s’attendait pas, semble devoir aboutir à l’ organisation d’un prochain sommet des pays de la zone Franc », a commenté le journal.
A l’ instar de ces deux parutions précitées, d’ autres tabloïds de par le monde, tels The New York Times (parution du 28 novembre 1972 ; The Times, dans sa parution du 24 novembre 1972 ; le Figaro International dans la parution du 15 décembre 1972, etc. étaient déjà allé de leurs commentaires sur cet événement qui a laissé plus d’un surpris, notamment la diplomatie française.
L’ Afrique au centre des préoccupations de l’ homme
Coup de semonce s’il en était pour dénoncer le drame monétaire des quatorze Etats africains assujettis à la France, le « toast de Lomé » aura toutefois le mérite d’avoir éveiller les consciences et préparer les esprits en vue d’une meilleure appropriation de la question monétaire plus d’ un demi-siècle plus tard. Surtout à l’heure où elle devient de plus en plus lancinante au sein de la jeune génération.
Considéré à tort ou à raison comme l’ homme de la France en Afrique de l’ouest après Léopold Sedar Senghor et Houphouet Boigny, Gnassingbé Eyadema, un fin stratège politique au fait des enjeux a travailler aussi durant son magistère pour l’émancipation de l’ Afrique. Ainsi, de la Mozambique à l’ Afrique du Sud ; du Zimbabwe (ex Rhodésie) à la Namibie en passant par l’Angola et d’autres pays dans la ligne de mire des visées stratégiques d’alors, il était perçu comme un panafricaniste. A ce titre, il contribua
sans commune mesure à la lutte pour l’ auto-dététermination de ces peuples d’Afrique australe.
Patriote, il a su contrer la France sur nombre de questions. Tenez ! deux années seulement après le « toast de Lomé », il posa le débat de la nécessité pour le Togo de jouir de ses ressources naturelles, notamment le phosphate qui était jusque-là exploité par la métropole. Ce qui faillit lui coûter la vie dans un assassinat déguisé en accident d’avion le 24 janvier 1974.
19 ans après sa mort ( survenue le 05 février 2005), l’histoire de l’homme reste vivace dans la mémoire collective parce qu’il a fait de la paix et de la sécurité des gages de développement de son pays. L’histoire de Gnassingbé Eyadema, c’est aussi une histoire de foi et d’espérance en ce sens que né dans un environnement où rien ne le prédisposait à devenir ce qu’il est devenu, il réussit pourtant à rompre la roue du destin en accédant à la magistrature suprême.
La Rédaction